PAR THOMAS DIETRICHIl fut haut fonctionnaire avant de se saborder. Aujourd’hui journaliste et écrivain, il raconte les malheurs de la Françafrique et porte la voix de ceux qui la combattent PARTAGER
Comment la filiale historique d’un établissement public français a-t-elle pu en arriver à fournir à une dictature sanguinaire des outils cartographiques pouvant permettre d’écraser des soulèvements populaires ? Comment en est-elle arrivée à reverser des commissions à des fils de l’ex-despote Idriss Deby ? Le Média révèle les dessous d’un contrat de la société IGN FI avec le gouvernement du Tchad pour renforcer, sous couvert de cartographie, les moyens de répression d’une junte soutenue bec et ongles par Emmanuel Macron.
Ils s’appelaient Yannick Djikouloum et Eric Allahramadji. Ou encore Balam Dorsouma et Sinna Garandi. Des gamins ordinaires, 23 ans à peine pour le plus âgé, la vie devant eux. Ils ont grandi au Tchad et n’ont rien connu d’autre qu’un règne sans fin. Pendant trois décennies, le Maréchal Idriss Deby Itno a tenu son pays d’une main de fer. Jamais il n’a relâché l’étreinte sur un peuple étranglé de peur et de misère. Le Tchad est le 3e pays le plus pauvre au monde malgré sa manne pétrolière. Alors quand, le 20 avril 2021, on a annoncé à la télévision nationale que le seigneur de la guerre avait enfin passé l’arme à gauche – Idriss Deby était tombé dans des circonstances mystérieuses au front contre les rebelles : qui a vécu par l’AK-47 périra par le lance-roquettes – Yannick, Éric et Balam se sont pincés pour y croire. Mais très vite, l’espoir a cédé à la colère. Car Deby père a été aussitôt remplacé par sa miniature, son fils adoptif, qui commandait sa garde présidentielle. Mahamat Idriss Deby dit « Kaka » s’est emparé du pouvoir par un bon vieux coup d’état des familles. Aidé par un quarteron de généraux, il a dissous le gouvernement, la constitution, le parlement et tout ce qui se dressait sur son chemin. La France, l’ancien colon, le parrain de toujours, n’a pas mouffeté. La patrie des droits de l’Homme en a laissé un s’arroger tous les droits. Les milliers de soldats français présents au Tchad, officiellement pour lutter contre le terrorisme au Sahel, sont restés l’arme au pied. Quatre jours après le putsch, Emmanuel Macron s’est même précipité à Ndjamena, la capitale tchadienne, pour enterrer Deby et adouber son fils : Le roi est mort, vive le roi. Paris s’était vite rassuré et la Francafrique avait encore de beaux jours devant
elle. Mais c’était sans compter sur le peuple tchadien, pour qui la coupe est pleine.
Des manifestations pacifiques ont éclaté un peu partout dans le pays. Le 27 avril 2021, Yannick, Éric et des milliers d’autres ont pris la rue. Ils ont battu le pavé et les artères défoncées par quarante degrés à l’ombre. Ils ont manifesté à mains nues contre Deby le père et Deby le fils et cette France que tout le monde avait à l’esprit. Soixante ans que l’indépendance du Tchad avait été proclamée et soixante ans que l’ancien colon continuait à squatter. À trois reprises déjà, en 2006, 2008 et 2019, les militaires français avaient sauvé Idriss Deby des colonnes rebelles qui menaçaient de le renverser. « On devait sortir à 6 heures, mais les jeunes ont pris de l’avance sur nous les leaders. Ils sont sortis manifester dès 4 heures du matin par groupes éparpillés, dans plusieurs quartiers », se souvient Blaise Ngartoidé, secrétaire général du syndicat des enseignants et membre de Wakit Tamma, une coalition qui regroupe des partis politiques et des organisations de la société civile opposés à la dynastie Deby. « Le régime était très renseigné sur les mouvements des manifestants. Ils ont envoyé la police, puis carrément la garde présidentielle, pour tirer à balles réelles. Rien qu’au quartier Walia, on a dénombré 7 morts sur 300 manifestants » raconte encore Mbairiss Blaise Ngartoidé. « Il y avait des gens dans des grosses voitures V8 blanches qu’on voyait au milieu de la police et qui ont tiré » renchérit Succès Masra, l’un des principaux opposants. Yannick, Eric et d’autres petits gavroches ne rentreront jamais chez eux, abattus par les forces de l’ordre lors d’une journée de colère qui tournera au massacre. Le parti de Succès Masra dénombrera 11 morts dans ses rangs. Mbairiss Blaise Ngartoidé parle, lui, de 27 manifestants tués dans la capitale et dans les autres grandes villes du pays. Au soir du 27 avril 2021, Deby junior a réussi son baptême du feu. L’insurrection a été écrasée dans le sang.
Un institut français au service de Deby ?
Si le clan Deby a pu garder le contrôle et étouffer si facilement le soulèvement populaire, ce n’est pas seulement à cause de la brutalité de ses forces de l’ordre. Le régime est aussi très bien renseigné. Le Tchad, qui est l’une des cinq pires dictatures du monde selon l’indice de la démocratie du magazine The Economist, dispose d’une redoutable police politique. La sinistre Agence nationale de sécurité (ANS) a des yeux et des oreilles partout. Elle n’hésite pas à embastiller le premier opposant venu. Des mercenaires israéliens liés au Mossad sont également installés depuis 2006 au palais présidentiel, où ils multiplient les interceptions téléphoniques. Et notre bonne vieille DGSE n’hésite jamais à aider son allié de toujours au Sahel : elle coopère étroitement avec le très francophile Ahmed Kogri, le patron de l’ANS. Un élément de cet impitoyable dispositif sécuritaire, cependant, n’a jamais été évoqué dans la presse. Et pour cause, car il semble avoir été soigneusement dissimulé au grand public. Il concerne une succursale d’un établissement public français à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession : l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), l’ancien service de cartographie des armées. Placé aujourd’hui sous la tutelle du ministère français de la transition écologique, l’IGN